Comprendre les fragilités
L'acquittement de Bonnemaison parasite le débat sur la fin de vie
Vincent Lambert condamné à survivre
Deux affaires particulièrement contradictoires, les affaires Lambert et Bonnemaison, ont remis le débat sur la fin de vie au centre de l’actualité.
Mardi 24 juin, le Conseil d'Etat a jugé légal l'arrêt des traitements de Vincent Lambert, en état végétatif depuis six ans. Le lendemain, mercredi 25 juin, les jurés de la Cour d'Assises des Pyrénées-Atlantiques ont acquitté le docteur Bonnemaison, poursuivi pour empoisonnement ayant causé la mort de sept personnes âgées en fin de vie.
Dans le premier cas, l'affaire Lambert, le Conseil d'Etat a cassé un jugement du Tribunal administratif de Chalons-en-Champagne qui avait ordonné la suspension de la décision médicale de mettre fin à l'alimentation et à l'hydratation artificielles de Vincent Lambert, tétraplégique atteint de lésions cérébrales déclarées irréversibles.
Mais les magistrats du Palais Royal ont immédiatement été censurés à leur tour par la Cour européenne de Strasbourg qui a ordonné sur la base de son règlement intérieur que la décision du juge national soit suspendue dans l'attente d’un jugement sur le fond.
Mais les magistrats du Palais Royal ont immédiatement été censurés à leur tour par la Cour européenne de Strasbourg qui a ordonné sur la base de son règlement intérieur que la décision du juge national soit suspendue dans l'attente d’un jugement sur le fond.
Dans le cas de l’ex-Dr Bonnemaison, on voit un ancien praticien hospitalier acquitté par un jury populaire du chef d'empoisonnements pour avoir, en 2010 et 2011, abrégé volontairement, seul et sans en référer à quiconque, la vie de sept patients. Signalons que le réquisitoire a été singulièrement clément -cinq ans de prison avec sursis- alors que la peine encourue était la perpétuité. La décision d’acquittement a été prise par un jury populaire et le Dr Bonnemaison a quitté le tribunal libre et sous les applaudissements de la foule.
Dans le cas de l’affaire Lambert, la décision d’arrêt des soins était collégiale et murement réfléchie. Le docteur Eric Kariger qui suit Vincent Lambert au quotidien a enclenché un protocole de fin de vie en accord avec sa femme Rachel, mais sans consulter explicitement ses parents.
Pour les médecins de Vincent, le malade multipliait les comportements d'opposition aux soins "faisant suspecter un refus de vivre". Les parents, Pierre et Viviane Lambert, deux catholiques traditionalistes ont obtenu du tribunal administratif de Chalons-en-Champagne qu'il ordonne le rétablissement de l'alimentation de Vincent. La femme de Vincent Lambert a alors demandé au Conseil d’Etat de casser la décision du tribunal administratif. Les magistrats du Palais après de nouvelles expertises ont considéré en conscience que le maintien en vie de Vincent Lambert relevait de l’acharnement thérapeutique.
Dans le cas Bonnemaison, les jurés populaires ont estimé qu'un médecin isolé comme le Dr Bonnemaison était habilité à trancher seul et en son âme et conscience du droit de vivre et de mourir de plusieurs patients. Dans le cas Lambert, les magistrats se disputent encore sur ce qui est ou non de l'acharnement thérapeutique.
Pour les médecins de Vincent, le malade multipliait les comportements d'opposition aux soins "faisant suspecter un refus de vivre". Les parents, Pierre et Viviane Lambert, deux catholiques traditionalistes ont obtenu du tribunal administratif de Chalons-en-Champagne qu'il ordonne le rétablissement de l'alimentation de Vincent. La femme de Vincent Lambert a alors demandé au Conseil d’Etat de casser la décision du tribunal administratif. Les magistrats du Palais après de nouvelles expertises ont considéré en conscience que le maintien en vie de Vincent Lambert relevait de l’acharnement thérapeutique.
Dans le cas Bonnemaison, les jurés populaires ont estimé qu'un médecin isolé comme le Dr Bonnemaison était habilité à trancher seul et en son âme et conscience du droit de vivre et de mourir de plusieurs patients. Dans le cas Lambert, les magistrats se disputent encore sur ce qui est ou non de l'acharnement thérapeutique.
Le sentiment de culpabilité face à la fin de vie, tribune du Dr Cavey
Pourquoi le sentiment de culpabilité est-il si répandu parmi les enfants et les proches de malades ou de personnes âgées? Le moyen le plus simple de répondre à cette question est sans doute d’en rechercher l’origine. Celle-ci se trouve facilement si on se reporte à ce que l’on sait de l’évolution du deuil.
On connaît sans doute les travaux d’Elisabeth Kübler-Ross sur la psychologie des malades en fin de vie. Elle décrit une évolution en cinq stades : déni, colère, marchandage, tristesse, consentement. Décrivons-les brièvement.
- La première réaction du sujet affronté à la révélation d’un danger mortel est le déni, c’est-à-dire le refus de croire ce qu’on lui annonce. Ce déni peut prendre de nombreuses formes, comme le simple : « Je ne suis pas malade », ou : « Je ne suis pas si malade » ; ou encore : « Les médecins se trompent ». Ailleurs on verra un malade au bord de l’agonie faire des projets sur ce qu’il fera quand il sera guéri. Plus grave, on peut voir des gens cesser de se soigner.
- Quand il arrive au point où il ne peut plus se faire de telles illusions, le déni cède la place à la colère : le médecin a agi trop tard, ou pas comme il le fallait ; ou bien les médecins sont incompétents ; ou encore ce sont les traitements qui le rendent malade. Souvent le malade devient insupportable, ou agressif. Parfois il est simplement en colère, sans même pouvoir dire pourquoi. La jalousie doit être comprise dans ce cadre, et il ne faut pas oublier que le malade en veut toujours plus ou moins au soignant de ce qu’il est, lui, bien portant.
- Quand la colère s’estompe vient un temps de marchandage, dans lequel le malade, sans nier qu’il va mourir, pense pouvoir repousser l’échéance : « Si je me soumets à cette chimiothérapie je vivrai jusqu’au mariage de ma fille » ou « Si je fais ce régime je pourrai reprendre mon activité » ; mais ce peut être aussi le recours à des médecines parascientifiques, voire à la magie ou à la religion.
- Cette dernière illusion lui échappant, le malade passe à un stade de tristesse, voire de dépression, devant le caractère inéluctable de ce qui va lui arriver.
- Enfin il sort de cet état pour parvenir à l’acceptation, sereine à défaut d’être joyeuse. C’est le temps où il va pouvoir mettre ses affaires en ordre, faire ses adieux à sa famille, et se préparer à la mort.
Empressons-nous de rappeler que ce qui est décrit ici n’est nullement un chemin qu’il faudrait parcourir : le malade ne parcourt pas obligatoirement toutes ces étapes, il ne les parcourt pas nécessairement dans cet ordre, et d’ailleurs le but de la prise en charge n’est pas de les lui faire parcourir. Il faut penser ces « stades » comme des points de repère permettant à l’accompagnant de mieux comprendre dans quel état le malade se trouve au moment où il parle. Mais ajoutons aussi que le mécanisme de Kübler-Ross ne se met pas en route dans les seules situations de fin de vie : on le verra à l’œuvre, sous des formes diverses, dans le deuil, mais plus banalement chaque fois qu’on reçoit une mauvaise nouvelle ou qu’on essuie un échec.
Ces précautions prises, considérons le mécanisme tel qu’il est décrit ; on voit aussitôt que ces stades sont organisés comme une progression visant à aider le malade à progresser vers le consentement.
Quand un sujet reçoit une mauvaise nouvelle, la première réaction est le déni, nous le savons tous. Toutes les autres étapes sont autant de haltes vers l’acceptation :
- Être en colère, c’est dire : « Oui, c’est vrai, mais ce n’était pas obligatoire : c’est la faute de quelqu’un ».
- Marchander, c’est dire : « Oui, c’est vrai, et ce n’est la faute de personne, mais je peux modifier ou retarder le cours des choses ».
- Être triste, c’est dire : « C’est vrai, ce n’est la faute de personne, je ne peux rien y faire, mais je ne l’accepte pas ».
- Vient enfin l’acceptation, du moins dans le meilleur des cas.
Alors qu’en est-il de la culpabilité ?
La culpabilité est une modalité particulière de la colère : c’est une colère tournée contre soi-même. Dans le deuil la culpabilité est une composante normale, c’est un processus par lequel on se dit : « Oui, c’est vrai, mais ce n’était pas obligatoire : c’est la faute de quelqu’un, et ce quelqu’un c’est moi ». On en connaît les variantes : il a eu cet accident en venant me voir ; ou : je ne suis pas allé assez souvent à l’hôpital ; ou : j’aurais dû deviner à sa voix qu’il n’allait pas bien ; ou même : il est mort et moi je suis vivant. On n’est pas en peine de déceler la culpabilité partout où elle se niche, et c’est un sentiment qui a de l’imagination.
Il suit de là que la culpabilité est un composant du deuil normal, et que ce sentiment a une fonction bénéfique : elle ouvre la voie vers l’acceptation. Elle le fait à condition qu’on reconnaisse le sentiment de culpabilité, qu’on le laisse résonner en soi (car si on le refusait il ne pourrait pas produire ses effets), et qu’on sache, le moment venu, ne plus en être dupe et passer à autre chose.
Autant dire qu’il ne devrait pas y avoir à lutter contre la culpabilité. Si nous y sommes contraints c’est parce que le sens de la culpabilité est dévié, et il l’est de plusieurs manières.
La première déviation sans doute est culturelle : nous n’avons plus de culture du deuil, et notamment plus de culture collective. Je ne suis pas près d’oublier l’une de mes toutes dernières consultations en libéral. Il s’agissait d’un homme jeune qui m’a dit : « J’enterre mon père cet après-midi, je sens que si vous ne me donnez pas des tranquillisants je vais me mettre à pleurer ». Je les lui ai donnés, bien sûr. Mais qu’est-ce qu’une civilisation qui ne sait plus qu’il est normal de pleurer aux enterrements ? Dans les cultures traditionnelles (et dans la culture occidentale, il n’y a pas cinquante ans), le deuil est fortement ritualisé. On ne demande pas au sujet d’éprouver telle ou telle chose, on lui demande de le montrer. Ainsi une veuve doit s’habiller de noir, même si la mort de son mari lui est un bonheur. En contrepartie, elle doit au bout d’un an et demi quitter ses vêtements noirs, même si elle reste inconsolable. Cette normalisation (au sens industriel du terme) a des inconvénients, notamment parce qu’elle ne permet pas l’individualisation et l’intériorisation des processus de deuil ; il ne faut pas pour autant se cacher qu’elle constitue une aide puissante dans la majorité des cas. Et pour en revenir à la culpabilité, on sait que le rôle des pleureuses est pour une bonne part de la mettre en scène ; c’est pourquoi elles se frappent la poitrine. C’est cela que notre culture ne nous dit plus, c’est cela que nous avons perdu, c’est pour cela que la culpabilité nous apparaît comme un sentiment aberrant alors qu’il a toujours fait partie du processus de deuil.
La seconde déviation est également culturelle : elle est liée à l’usage que les religions monothéistes ont fait de la culpabilité. Il faudrait s’y attarder, je ne le ferai pas :
- La première raison est que le matériel existe déjà ; je renvoie donc à Delumeau, Le péché et la peur, Fayard éd., un pavé de sept cents pages qui se dévore comme un roman.
- La seconde raison est que, ce livre une fois lu, on se trouve contraint de nuancer sérieusement le regard qu’on porte à ce sujet sur le catholicisme.
- La troisième raison est qu’il faudrait s’interroger sur le statut particulier de la faute et du péché dans le judéo-christianisme (le cas de l’islam semble légèrement différent) et tâcher de percevoir en quoi ce statut est différent dans les autres religions (et on y aura du mal : l’enfer n’est pas une invention juive) ; ce serait passionnant, mais je n’en ai pas les moyens.
La troisième déviation vient de ce que la culpabilisation est un précieux outil entre les mains de notre proche. La personne âgée que nous souhaitons aider dispose là d’un fabuleux moyen de nous faire faire ce qu’elle veut, ou tout au moins de nous faire payer nos limites. Je ne m’attarde pas, nous savons tous de quoi il retourne.
Enfin, la quatrième déviation est que ce sentiment a mauvaise presse. Et que notre culture a une fâcheuse tendance à faire n’importe quoi avec les sentiments du deuil. A cet égard l’usage qui est fait de la colère est particulièrement significatif. Que l’on songe simplement à ce qui se passe après une catastrophe, naturelle ou autre : c’est bien la colère des victimes ou de leur proches qui est mise en exergue, et on tient même à indiquer que la recherche des responsables (et bientôt de coupables), la tenue d’un procès même symbolique, sont indispensables pour que les proches puissent « faire leur deuil ». C’est très possible en effet, mais cela demande à être vérifié : comment se passaient les deuils avant qu’on les judiciarise ? Et à quoi servent réellement ces procès et ces procédures, sinon à entretenir et à prolonger cette phase de colère, qui est un passage obligé mais ne doit pas être prolongé inutilement (peut-on imaginer, d’ailleurs, ce que les proches des victimes d’une catastrophe aérienne peuvent bien faire des indemnités qui leur sont accordées ?).
Il est donc nécessaire de traverser le sentiment de culpabilité. Cela veut dire que nous devons accepter de la ressentir, accepter de la vivre, et ne pas omettre d’en sortir quand il nous est devenu possible d’en reconnaître le caractère artificiel et injustifié. Si on n’accepte pas de la vivre elle ne produira pas ses effets bénéfiques. Si on s’y laisse engluer, on se trouvera pris dans un processus interminable.
Considérons donc la culpabilité, non point comme une charge épouvantable mais simplement comme une alliée une peu encombrante, dont il faut accepter l’aide sans en être dupe, et dont il faut également savoir se débarrasser quand elle est devenue plus nuisible qu’utile.
Docteur Michel Cavey
site Internet: michel.cavey-lemoine.net
On connaît sans doute les travaux d’Elisabeth Kübler-Ross sur la psychologie des malades en fin de vie. Elle décrit une évolution en cinq stades : déni, colère, marchandage, tristesse, consentement. Décrivons-les brièvement.
- La première réaction du sujet affronté à la révélation d’un danger mortel est le déni, c’est-à-dire le refus de croire ce qu’on lui annonce. Ce déni peut prendre de nombreuses formes, comme le simple : « Je ne suis pas malade », ou : « Je ne suis pas si malade » ; ou encore : « Les médecins se trompent ». Ailleurs on verra un malade au bord de l’agonie faire des projets sur ce qu’il fera quand il sera guéri. Plus grave, on peut voir des gens cesser de se soigner.
- Quand il arrive au point où il ne peut plus se faire de telles illusions, le déni cède la place à la colère : le médecin a agi trop tard, ou pas comme il le fallait ; ou bien les médecins sont incompétents ; ou encore ce sont les traitements qui le rendent malade. Souvent le malade devient insupportable, ou agressif. Parfois il est simplement en colère, sans même pouvoir dire pourquoi. La jalousie doit être comprise dans ce cadre, et il ne faut pas oublier que le malade en veut toujours plus ou moins au soignant de ce qu’il est, lui, bien portant.
- Quand la colère s’estompe vient un temps de marchandage, dans lequel le malade, sans nier qu’il va mourir, pense pouvoir repousser l’échéance : « Si je me soumets à cette chimiothérapie je vivrai jusqu’au mariage de ma fille » ou « Si je fais ce régime je pourrai reprendre mon activité » ; mais ce peut être aussi le recours à des médecines parascientifiques, voire à la magie ou à la religion.
- Cette dernière illusion lui échappant, le malade passe à un stade de tristesse, voire de dépression, devant le caractère inéluctable de ce qui va lui arriver.
- Enfin il sort de cet état pour parvenir à l’acceptation, sereine à défaut d’être joyeuse. C’est le temps où il va pouvoir mettre ses affaires en ordre, faire ses adieux à sa famille, et se préparer à la mort.
Empressons-nous de rappeler que ce qui est décrit ici n’est nullement un chemin qu’il faudrait parcourir : le malade ne parcourt pas obligatoirement toutes ces étapes, il ne les parcourt pas nécessairement dans cet ordre, et d’ailleurs le but de la prise en charge n’est pas de les lui faire parcourir. Il faut penser ces « stades » comme des points de repère permettant à l’accompagnant de mieux comprendre dans quel état le malade se trouve au moment où il parle. Mais ajoutons aussi que le mécanisme de Kübler-Ross ne se met pas en route dans les seules situations de fin de vie : on le verra à l’œuvre, sous des formes diverses, dans le deuil, mais plus banalement chaque fois qu’on reçoit une mauvaise nouvelle ou qu’on essuie un échec.
Ces précautions prises, considérons le mécanisme tel qu’il est décrit ; on voit aussitôt que ces stades sont organisés comme une progression visant à aider le malade à progresser vers le consentement.
Quand un sujet reçoit une mauvaise nouvelle, la première réaction est le déni, nous le savons tous. Toutes les autres étapes sont autant de haltes vers l’acceptation :
- Être en colère, c’est dire : « Oui, c’est vrai, mais ce n’était pas obligatoire : c’est la faute de quelqu’un ».
- Marchander, c’est dire : « Oui, c’est vrai, et ce n’est la faute de personne, mais je peux modifier ou retarder le cours des choses ».
- Être triste, c’est dire : « C’est vrai, ce n’est la faute de personne, je ne peux rien y faire, mais je ne l’accepte pas ».
- Vient enfin l’acceptation, du moins dans le meilleur des cas.
Alors qu’en est-il de la culpabilité ?
La culpabilité est une modalité particulière de la colère : c’est une colère tournée contre soi-même. Dans le deuil la culpabilité est une composante normale, c’est un processus par lequel on se dit : « Oui, c’est vrai, mais ce n’était pas obligatoire : c’est la faute de quelqu’un, et ce quelqu’un c’est moi ». On en connaît les variantes : il a eu cet accident en venant me voir ; ou : je ne suis pas allé assez souvent à l’hôpital ; ou : j’aurais dû deviner à sa voix qu’il n’allait pas bien ; ou même : il est mort et moi je suis vivant. On n’est pas en peine de déceler la culpabilité partout où elle se niche, et c’est un sentiment qui a de l’imagination.
Il suit de là que la culpabilité est un composant du deuil normal, et que ce sentiment a une fonction bénéfique : elle ouvre la voie vers l’acceptation. Elle le fait à condition qu’on reconnaisse le sentiment de culpabilité, qu’on le laisse résonner en soi (car si on le refusait il ne pourrait pas produire ses effets), et qu’on sache, le moment venu, ne plus en être dupe et passer à autre chose.
Autant dire qu’il ne devrait pas y avoir à lutter contre la culpabilité. Si nous y sommes contraints c’est parce que le sens de la culpabilité est dévié, et il l’est de plusieurs manières.
La première déviation sans doute est culturelle : nous n’avons plus de culture du deuil, et notamment plus de culture collective. Je ne suis pas près d’oublier l’une de mes toutes dernières consultations en libéral. Il s’agissait d’un homme jeune qui m’a dit : « J’enterre mon père cet après-midi, je sens que si vous ne me donnez pas des tranquillisants je vais me mettre à pleurer ». Je les lui ai donnés, bien sûr. Mais qu’est-ce qu’une civilisation qui ne sait plus qu’il est normal de pleurer aux enterrements ? Dans les cultures traditionnelles (et dans la culture occidentale, il n’y a pas cinquante ans), le deuil est fortement ritualisé. On ne demande pas au sujet d’éprouver telle ou telle chose, on lui demande de le montrer. Ainsi une veuve doit s’habiller de noir, même si la mort de son mari lui est un bonheur. En contrepartie, elle doit au bout d’un an et demi quitter ses vêtements noirs, même si elle reste inconsolable. Cette normalisation (au sens industriel du terme) a des inconvénients, notamment parce qu’elle ne permet pas l’individualisation et l’intériorisation des processus de deuil ; il ne faut pas pour autant se cacher qu’elle constitue une aide puissante dans la majorité des cas. Et pour en revenir à la culpabilité, on sait que le rôle des pleureuses est pour une bonne part de la mettre en scène ; c’est pourquoi elles se frappent la poitrine. C’est cela que notre culture ne nous dit plus, c’est cela que nous avons perdu, c’est pour cela que la culpabilité nous apparaît comme un sentiment aberrant alors qu’il a toujours fait partie du processus de deuil.
La seconde déviation est également culturelle : elle est liée à l’usage que les religions monothéistes ont fait de la culpabilité. Il faudrait s’y attarder, je ne le ferai pas :
- La première raison est que le matériel existe déjà ; je renvoie donc à Delumeau, Le péché et la peur, Fayard éd., un pavé de sept cents pages qui se dévore comme un roman.
- La seconde raison est que, ce livre une fois lu, on se trouve contraint de nuancer sérieusement le regard qu’on porte à ce sujet sur le catholicisme.
- La troisième raison est qu’il faudrait s’interroger sur le statut particulier de la faute et du péché dans le judéo-christianisme (le cas de l’islam semble légèrement différent) et tâcher de percevoir en quoi ce statut est différent dans les autres religions (et on y aura du mal : l’enfer n’est pas une invention juive) ; ce serait passionnant, mais je n’en ai pas les moyens.
La troisième déviation vient de ce que la culpabilisation est un précieux outil entre les mains de notre proche. La personne âgée que nous souhaitons aider dispose là d’un fabuleux moyen de nous faire faire ce qu’elle veut, ou tout au moins de nous faire payer nos limites. Je ne m’attarde pas, nous savons tous de quoi il retourne.
Enfin, la quatrième déviation est que ce sentiment a mauvaise presse. Et que notre culture a une fâcheuse tendance à faire n’importe quoi avec les sentiments du deuil. A cet égard l’usage qui est fait de la colère est particulièrement significatif. Que l’on songe simplement à ce qui se passe après une catastrophe, naturelle ou autre : c’est bien la colère des victimes ou de leur proches qui est mise en exergue, et on tient même à indiquer que la recherche des responsables (et bientôt de coupables), la tenue d’un procès même symbolique, sont indispensables pour que les proches puissent « faire leur deuil ». C’est très possible en effet, mais cela demande à être vérifié : comment se passaient les deuils avant qu’on les judiciarise ? Et à quoi servent réellement ces procès et ces procédures, sinon à entretenir et à prolonger cette phase de colère, qui est un passage obligé mais ne doit pas être prolongé inutilement (peut-on imaginer, d’ailleurs, ce que les proches des victimes d’une catastrophe aérienne peuvent bien faire des indemnités qui leur sont accordées ?).
Il est donc nécessaire de traverser le sentiment de culpabilité. Cela veut dire que nous devons accepter de la ressentir, accepter de la vivre, et ne pas omettre d’en sortir quand il nous est devenu possible d’en reconnaître le caractère artificiel et injustifié. Si on n’accepte pas de la vivre elle ne produira pas ses effets bénéfiques. Si on s’y laisse engluer, on se trouvera pris dans un processus interminable.
Considérons donc la culpabilité, non point comme une charge épouvantable mais simplement comme une alliée une peu encombrante, dont il faut accepter l’aide sans en être dupe, et dont il faut également savoir se débarrasser quand elle est devenue plus nuisible qu’utile.
Docteur Michel Cavey
site Internet: michel.cavey-lemoine.net
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